"Barbarine" ou "Roussillon" ? par Hubert Germain

« Les moutons, ,c’est la fortune de l’enfant du désert. Il les appelle EL METAMIR RAHALLA, les silos ambulants ...

« Comme le misérable habitant du tell, nous n’avons pas besoin de labourer, de semer, de récolter, de dépiquer les grains, de travailler, en un mot, comme de vils esclaves ; non, nous sommes indépendants, nous prions, nous commerçons, nous chassons, nous voyageons, et si le besoin de nous procurer ce qui, chez les autres, n’est obtenu que par la sueur et le travail, se fait sentir, nous vendons des moutons et nous avons immédiatement armes, chevaux, femmes, bijoux, vêtements, tout ce qui peut nous plaire ou embellir notre existence. »

« Le maître du mouton n’a pas besoin de travailler et il ne manque jamais de rien : Ainsi Dieu l’a voulu ».

 

Ces propos recueillis par le Général Daumas, et cités par Magne (vers 1860), ne peuvent laisser aucun berger indifférent. Nostalgie du bon vieux temps ? Ou présage d’un retour post-moderne aux valeurs fondamentales ?

Toujours est-il qu’elles témoignent du rôle premier que joue notre animal au sud de la Méditerranée …

On a d’ailleurs largement oublié ce que nos moutons bien de chez nous doivent à cet univers là, si proche, si lointain.

Certains se rappellent peut-être que le mérinos, star des siècles passée, a été importé du Maroc au XIV° siècle par les Castillans ; avant de devenir ce monopole absolu de l’Espagne, que les autres pays occidentaux devront patienter trois siècles avant de pouvoir se l’approprier à leur tour.

Bien plus discrètes, d’autres populations d’origine maghrébine se sont implantées sur les littoraux sicilien, espagnol, majorquin, portugais … et français. Elles partagent une même robe marron chaud, qui les fait qualifier de « rouges ».

Ainsi de la provençale « rouge de Péone », ou de Guillaumes, connue désormais sous le nom de Mourérous ; qui frôle l’extinction dans les années soixante, avant de connaître un redémarrage spectaculaire.

Encore moins connue, une population rouge « du Roussillon » investissait la plaine catalane et le vignoble jusqu’à Béziers ; là, elle se confondait à une autre variété colorée, usuellement qualifiée de « barbarine ». Mais son histoire comporte encore bien des zones d’ombre ...

 

 

La « barbarine » en France

Les moutons à robe rouge et queue grasse sont communs dans toute l’Asie centrale et le proche Orient : parmi les nombreuses variétés locales, on cite souvent la « rouge de Caramanie », dans le sud de l’actuelle Turquie ; ou l’Awassi, syrienne et palestinienne, fortement sélectionnée ensuite en Israël. Toutes sont plus ou moins orientées vers la traite, et elles s'étendent jusqu’en Afrique du Nord, où elles atteignent la Tunisie à l’ouest. Cette dernière population, qui déborde légèrement sur l’Algérie orientale dans la région du Souf, a finalement reçu, à l’époque coloniale, le nom de « barbarine » ; mais n’oublions pas que ce terme, très vague au départ, regroupait autrefois tout ce qui provenait peu ou prou d’un pays islamique, et notamment du Maghreb …

L’arrêt de son expansion vers l’ouest marque peut-être la limite de l’influence turque : en tous cas, on n’en retrouvera ni dans le reste de l’Algérie, ni au Maroc. En Sicile , en revanche, la race laitière Comisana a conservé la queue grasse du « barbarin » …

 

De l'Orb au Vidourle

Monseigneur Charles François Siméon Vermandois de Saint Simon Rouvroy Sandricourt, dernier évêque d’Agde, fut guillotiné à Paris le 9 thermidor an 2, après de longs mois de prison. Sa « charrette » fut semble t’il la dernière : à une journée près, il aurait pu connaître la chute de Robespierre et avoir la vie sauve …

Le Musée Agathois, qui évoque aujourd’hui sa mémoire, présente nombre de ses réalisations dans le domaine social et agricole, mais en passe une sous silence : la première importation en France de brebis barbarines à queue grasse, évoquée ultérieurement par Pagézy (1845) : « Au milieu du dix-huitième siècle, M de saint Simon, évêque d’Agde, importa des Béliers et des Brebis de la Barbarie … Cette race fut établie aux environs de Béziers, où on la retrouve dans sa plus grande pureté ; c’est là que sont les troupeaux de M Tindel, de Sérignan, de Mme de Puymisson, de Montpellier, et de M de Nattes-Gayan, de Béziers, que nous avons reconnu fournir les plus beaux types des grandes races de notre département. La race Barbarine ne s’est pas étendue au loin, elle est concentrée sur notre littoral entre l’Orb et le Vidourle. Ce n’est que depuis peu d’années qu’il en a été fourni quelques troupeaux dans le département du Gard, et il n’existe dans celui des Bouches du Rhône que quelques brebis de cette race achetées par feu M Kilgour dans l’intention de les croiser avec des Dishley ».

 

Légende ou réalité ? Dans la correspondance assidue que notre prélat entretient avec le savant nîmois Séguier, il est question de géologie, de vignes, de plantes aromatiques … mais nous n’avons trouvé aucune allusion à quelque brebis que ce soit …

 

Mais pourquoi des barbarines, à une époque où tous les regards étaient fixés sur les laines fines du Mérinos espagnol ? Et où Buffon lui-même pensait qu’il s’agissait d’une espèce différente : « les animaux à longue et large queue qui sont communs en Afrique et en Asie, et auxquels les voyageurs ont donné le nom demouton de Barbarie, paroissent être d’une espèce différente de nos moutons, aussi bien que la vigogne et le lama d’Amérique » …

 

Monseigneur de Saint Simon avait peut-être lu dans les récits de voyage en Perse de Tavernier «  qu’on nourrit dans le Kerman (la Caramanie des anciens, dont le nom prête à confusion avec son homologue turque) une branche de moutons dont les toisons passent en finesse les plus belles laines qu’on ait jamais vues en France … On ne les tond pas : les toisons entières s’enlèvent d’elles-mêmes & laissent les bêtes entièrement nues.  Les Perses attribuent cette chute à une herbe nouvelle que les moutons pâturent depuis le mois de Janvier jufqu’au mois de Mai »  (cité par l’abbé Carlier, 1770). Il y a effectivement de quoi faire rêver …

 

Quoi qu’il en soit, nos barbarines sont là, et ne connaîtront pas le funeste sort de leur importateur puisque leur présence est bien attestée sur plus d’un siècle : un lot venu d’Aimargues, par exemple, bien identifié comme « barbarine à queue grasse », est primé au concours régional d’Arles en 1899. Idem au concours de Nîmes de 1905. Quelques animaux seront encore présentés à celui de Marseille en 1912 …

 

Nous n’avons pas trouvé de données contemporaines sur cette implantation. Pas un mot chez les Carlier, Lasteyrie, Teyssier, Daubenton, Gilbert … Rien non plus dans la grande enquête nationale sur les animaux ruraux de l’An III ; mais les secteurs concernés n’ont pas renvoyé de réponses intéressantes. Absence également de la Barbarine dans le bulletin de la Société d’Amélioration des Laines, pourtant très éclectique, entre 1825 et 1829 ...

 

C'est vers 1840 que les témoignages locaux se font très précis.  Et tout particulièrement, dans le Bulletin de la Société d’Agriculture de l’Hérault, celui de Viviez (1839) : « leur importation dans le Bas Languedoc date d’environ un siècle ; c’est particulièrement dans les départements de l’Hérault et du Gard que cette race s’est conservée, et elle y a remplacé les troupeaux d’espèce commune dans les parties basses … Mais ce n ‘est que depuis un petit nombre d’années qu’elle est très recherchée, et que les propriétaires et fermiers apportent beaucoup de soins dans le choix du bélier et dans celui des agneaux qu’ils gardent ; aussi, des améliorations sensibles ont elles été obtenues dans leur forme et dans la qualité de la laine. »

 

S’ensuit la meilleure description que nous ayons retrouvée, et qu’il faut retranscrire quasi dans son intégralité : « Grande taille, fort corsage ; les brebis ont de grandes oreilles, battantes en marchant ; beaucoup ont deux pendans sous le cou comme ceux des chèvres, et un long fanon.

Elevées dans des lieux abondants en herbe, elles sont entièrement couvertes de laine sous le ventre et sous le cou ; mais si elles sont nourries sur des pâturages plus maigres, ces parties sont alors dénuées de laine. Le caractère le plus saillant de cette race est une large queue formée d’une masse de graisse, tombant comme un tablier sur leurs cuisses ; cette queue, très large à sa naissance et presque carrée, se termine brusquement en une petite pointe ; c’est surtout chez le bélier qu’on en trouve de prodigieuses. On conserve de préférence les animaux qui ont la queue large et beaucoup de fanon, comme ayant davantage les caractères de leur race.

Ces brebis sont d’un très grand produit ; beaucoup font deux, trois et jusqu’à quatre agneaux à la fois. Quand elles n’en font que deux, elles les nourrissent sans peine … Leur lait est très abondant : on les trait pendant sept mois, et il produit de huit à dix francs par brebis …

Mais ce qui est au-dessus de toutes leurs autres qualités et les rend infiniment précieuses, c’est leur constitution robuste qui les fait prospérer dans les mêmes lieux où la race commune éprouvait habituellement, et sans causes extraordinaires comme le claveau ou la pourriture, des mortalités annuelles de vingt-cinq à quarante pour cent, et même davantage, pour un troupeau de barbarines , bien entretenu et abondamment nourri, la perte ne s’élève pas à plus de un ou deux pour cent par an. Cela tient à ce qu’elles ne sont pas sujettes au pissement de sang et à l’apoplexie, qui enlèvent le plus grand nombre de bêtes dans les autres troupeaux. On n’a pas à craindre qu’elles soient trop grasses, même en été ; l’embonpoint le plus brillant est pour elles le véritable état de santé ; les portées doubles sont alors plus nombreuses ; elles ont plus de lait, plus de laine, et n’ont pas de maladies.

Il leur faut à la vérité beaucoup plus de nourriture qu’aux autres brebis ; mais elles ne sont pas délicates pour la qualité … Dans tous les cas, elles dédommagent amplement le propriétaire des dépenses qu’il aura faites pour elles ; plus elles mangeront, plus elles produiront.

La quantité est tellement indispensables pour elles, qu’elles se trouveront mieux dans des pâturages grossiers, mais abondants, que dans les herbages les plus fins et les plus délicats, qui seraient maigres. Ce sont des animaux essentiellement propres aux plaines, et qui ne conviendraient pas aux montagnes ; celles-ci ont le mérinos. »

 

Plus loin, le même auteur évoque des nuances régionales : « ces barbarines , que les propriétaires et fermiers s’empressent de placer chez eux dans les environs de Nîmes y réussissent si bien que la mortalité qui, dans les troupeaux d’espèce commune était d’au moins vingt pour cent par an et souvent davantage, va bien rarement à trois pour cent pour elles ; et, ce qu’il y a de plus remarquable, elles ne sont plus à toison claire, à ventre et col pelés comme près de Béziers ; elles sont devenues d’un fort corsage, à fanon pendant, et couvertes de laine sous le ventre et sous le col ; elles donnent des toisons de dix livres pour les Brebis, et jusqu’à vingt livres pour les Béliers, et en les croisant avec les Béliers à longue laine, on obtiendrait certainement des produits très bons, et on remédierait au défaut que les marchands de laine trouvent aux toisons des barbarines, qui est d’avoir la laine trop courte … »

 

Dans le même bulletin, la lettre d’un certain vicomte d’Adémar témoigne du même engouement pour cette brebis quasi miraculeuse (1840) : « A nos portes, sur le littoral, l’introduction du Mérinos a été tentée maintes fois ; feu M. Isnard, mon voisin, y mit un zèle et une persévérance dignes d’un meilleur sort : il n’en est résulté que des pertes considérables. Toutefois, si le mode particulier des propriétés foncières s’oppose à l’éducation des Moutons à laine fine, il se prête merveilleusement au développement et à la fécondité des grandes espèces. Nos cultivateurs ont reconnu depuis longtemps de quelle importance il est pour eux de substituer aux races avilies, dégradées, une race robuste, bien constituée, permanente. La végétation vigoureuse de nos herbages, le principe salé qu’ils renferment, la grande quantité de Marc de Raisin que nous récoltons secondent puissamment cette tendance. Tout le monde connaît la beauté de nos Brebis de Barbarie, le double produit de nos deux portées annuelles ; et pourtant, s’il faut en croire les Agronomes qui ont visité l’Angleterre, nous sommes fort au-dessous de la race de Dishley  … »

S’ensuivent quelques considérations sur les qualités de la laine, et cette remarque intéressante : « de tout temps, le prix de la chair a excédé chez nous celui de la laine ».

 

Une race de notables ?

Le Bulletin héraultais laisse entrevoir un profil de l’éleveur « barbarin » bien particulier : il est propriétaire foncier, sédentaire, porte une particule à l’occasion, cultive céréales et vignes, et, notamment pour ces dernières, a besoin de fumier. C’est peut-être la première justification du troupeau ovin. En même temps, les brebis broutent les chaumes et l’herbe des vignes, utilise au printemps les marais inexploitables ; puis, lors de l’engraissement, valorise le sous-produit qu’est le marc de raisin, disponible en quantité quasi illimitée : « chaque mouton (castré, de 4 à 5 ans, ndlr) de trente kilos environ a consommé 700 kilos de marc de raisin distillé, du foin de marais dont les débris font litière, 25 kilos de regain de luzerne et un peu de son. » (1855) Pas vraiment économique ! Surtout lorsque la distribution se fait en six repas, trois de marc et trois de fourrages, étalés de 4 heures du matin à 21 heures …

En fait, l’opération est financièrement blanche : « le fumier reste seul en bénéfice » ; surtout en période de crise : « la misère publique, qui est inséparable des agitations politiques, et qui avilit le prix de toutes les denrées, doit être signalée comme une des causes du bas prix du bétail … » (1851)

En fait, nos éleveurs barbarins semblent avoir innové en abandonnant la pratique traditionnelle, qui consistait à acheter moutons et brebis de réforme du côté du Larzac pour les engraisser en hiver ; et en créant un troupeau sédentaire, valorisant également le marais – donc résistant à certaines pathologies – productif (deux portées par an) et prolifique. La valeur laitière va permettre de produire très rapidement des agneaux de lait, puis de traire ensuite les mères, comme à la ferme des Yeuses, près de Mèze, où « en hiver, les râteliers sont toujours remplis de fourrage », s’étonne Gaston Bazille en 1870 à l’occasion du concours itinérant de bergeries : il faut dire qu’il terminait une série de visites chez les transhumants des garrigues !

 

Nos éleveurs, s’ils sont notables, sont aussi comptables : ils vont très vite rechercher plus de productivité, et tester toutes sortes de croisements avec les races précoces anglaises : shropshire, southdown, dishley, cottswood … tout le catalogue ! Dans les concours, les animaux croisés sont présentés par des patronymes reflétant une certaine classe : vicomte d’Adémar, Sabathier d’Espeyran, Durand de Saint Georges, Duverger de Baguet … La duchesse de Fitz-James, pour sa part, présentera des métis barbarins – chinois, une idée jugée « très rationnelle » …

 

Au début du XX° siècle, la barbarine conserve une partie de son fief gardois : Chauzit, professeur départemental d’agriculture, estime en 1907 sa population à 40 000 brebis, sur les 90 000 que compte la zone de plaine, qu’elle partage avec 30 000 mérinos d’Arles et 20 000 diverses. Ces troupeaux produisent des agneaux de lait pour le marché de Nîmes ; après quoi, la traite a une importance marginale : quelques fromages frais, un peu de beurre. Le croisement avec les béliers anglais perdure mais produit des animaux « mal acclimatés : en demi sang et même en quart de sang, ils n’ont pas bien utilisé les pâturages de garrigues ».

 

Pourtant, cette pratique va perdurer, même après la disparition des souches originelles, puisqu’en 1926, l’expert lainier Dupont pourra en témoigner : « la variété barbarine (du Gard) se trouve dans les basses plaines du département. On la croise beaucoup avec le bélier anglais du Shropshiredown. Les produits du croisement anglais sont précoces et lourds en viande, très rémunérateurs pour l’éleveur … (la laine du) métis shropshire-barbarin est bien supérieure. Sa mèche s’est raccourcie, le jarre disparaît, les taches rousses également, la laine est plus douce et plus fine … Le barbarin de l’Hérault se remarque par sa forte taille, une tête allongée, marquée de roux, les oreilles longues et un peu pendantes, la queue large à la base, une laine épaisse, presque grossière, jarreuse aux extrémités, couvrant tout le corps. Ce croisement barbarin a très bien réussi aux environs de Pont-de-Ratz, près de Saint-Pons, où les prairies, bien irriguées, fournissent un foin abondant ».

 

Les Agronomes s’en mêlent

Vers la fin du siècle, trois agronomes de l’Ecole de Montpellier nous ont laissé des publications évoquant la barbarine « locale ».

Tayon (1884) développe le thème nouveau de la production d’agneau de lait de douze kilos environ, et compare à cet effet les performances des races Larzac, caussenarde et barbarine. C’est l’occasion d’une description intéressante : « fréquemment, l’agneau barbarin a d’abord une grosse toison roussâtre au moment de la naissance, et quelques mois plus tard des brins longs et fins poussent tandis que les autres disparaissent, la tête et les membres gardant seuls une teinte roussâtre ».

Il note ensuite la présence quasi systématique de tétines surnuméraires, caractère très transmissible, ainsi qu’une sorte d’hyperprolificité : nombreuses portées triples, parfois quadruples ou quintuples ; alors que Larzac et caussenardes ont très peu de doubles.

L’objectif est d’atteindre les 12 kilos en un mois : d’où les croisements qui permettent de passer de 37 jours en barbarin pur à 30 en croisés shropshire, voire 25 avec un croisement bergamasque opéré près de Montpellier. Ce dernier apporte un GMQ de plus de 300 grammes, contre 200 à 220 pour le barbarin pur … et 143 pour le caussenard !

Le rendement en viande nette, sans tête ni fressure, est de 55% pour les barbarins, et s’élève à 60% chez les croisés bergamasques.

En marge de l’étude, on peut noter ces quelques particularités :

« Chez certains individus, chez la plupart des Larzacs et des barbarins, les cornes n’existent plus, mais leur atrophie complète est un fait récent dans l’évolution de la race, et le frontal reste bombé, renflé, encore disposé pour supporter l’organe disparu ».

« Les peaux des caussenards, des africains et des métis d’Arles sont plus estimées que celles du barbarin à queue graisseuse, dont la chair est également peu recherchée … »

 

En 1889, Mozziconacci observe de nombreuses variantes à la faveur des importations croissantes de moutons algériens vers la métropole : à côté des barbarins proprement dits, acclimatés depuis environ un siècle, arrivent des algériens plus petits (40 à 50 kilos vifs), « engraissés par les colons algériens et exportés, ou bien achetés directement par les propriétaires du littoral qui les mettent en état et les vendent à la boucherie » ; tandis que les barbarins améliorés « atteignent le poids de 60 kilog. Et leur rendement en viande est de 50% ; beaucoup d’entre eux n’ont plus de cornes. Leur toison, grossière, tèrs chargée en suint, présente des mèches longues et pèse 2 à 3 kilog. Quant aux brebis, elles sont très prolifiques, très laitières et donnent de 600 à 1,200 grammes de lait par jour : elles font souvent deux agneaux. ». Plus loin, il revient sur les essais de croisement avec des béliers bergamasques en vue d’améliorer la production laitière : « les premiers essais de ces croisements bergame-larzacs ou bergame-barbarins … ont donné des résultats remarquables ; les agneaux ont atteint le poids de 12 kil le vingtième et même le dix-neuvième jour après leur naissance, tandis qu’avec des barbarins purs ils n’arrivent au même poids que vers le trente-cinquième jour, et avec les caussinards purs le quarante-cinquième jour seulement ».

 

En 1897, Sénéquier utilise les races Larzac et Barbarine pour tester le modèle d’absorption qualifié de « croisement continu ». L’objectif, à présent semble être d’en finir avec une barbarine passée de mode, tout en infusant à la Larzac de la prolificité et de la valeur laitière. Deux béliers Larzac sont donc infusés sur quelques barbarines pures, puis cinq générations de métisses Il semble même que les pères n’aient pas été renouvelés au fil des générations. Le plus grand intérêt de l’article, outre de refléter une orientation qui se confirmera plus tard, est de présenter des photos de quelques individus …

 

Les Concours

Une autre source d’information réside dans les compte-rendus des Concours Régionaux d’animaux reproducteurs, institués à l’avènement du second empire, auxquels une poignée d’éleveurs visiblement motivés présenteront des Barbarins quasiment sans discontinuer dans toute la seconde moitié du XIX° siècle. Ils sont proches de Nîmes : Aimargues (MM Tempier, puis Thérond), Uchaud (M Latrasse), Saint Gilles, Aubord, Manduel … Plus épisodiquement, participent aussi des éleveurs proches d’Aix et de Marseille, à l’est, ou de Pézenas, Béziers et jusqu’à Carcassonne à l’ouest.

Dans ces compte-rendus, l’avis des experts, descendus de Paris pour l’occasion, évoluera nettement avec le temps. Ainsi à Marseille, en 1861, Bonnemère se montre enthousiaste, peut-être même un peu trop : suite à une description lyrique de la transhumance, il note qu’ « une telle vie ne peut convenir qu’à des races robustes, aussi la race barbarine, d’ailleurs recommandable par la grande fécondité qui la distingue, est-elle celle qui jouit de la plus grande faveur dans la contrée … » Ce que l’avenir ne confirmera pas !

A Perpignan, l’année suivante, Baudement souligne que « l’on sait quels services a rendu à la région cette race barbarine à qui l’on doit la résurrection de l’espèce ovine, que des maladies épizootiques avaient détruite en partie. Cette race est très propre à être améliorée par sélection ; elle prend, quand elle est convenablement soignée, un développement remarquable, des formes assez symétriques ; elle est laitière et féconde ». Cela dit, les animaux présentés alors appartiennent aux sélectionneurs gardois habituels, et non à des catalans.

Mais à Montpellier, en 1872, le ton a nettement changé : selon Roussille, « la race barbarine, à laquelle six prix, d’une valeur totale de 750 fr., étaient destinés, a reçu ses six récompenses pour des animaux relativement bons comme appartenant à une mauvaise race. Le barbarin est un animal qu’on pourrait dire aussi imparfait que possible. Monté sur des pattes qui sont presque des échasses, soulevé du flanc, pourvu d’une tête trop grosse, très moutonnée, doué d’une ossature générale trop volumineuse, terminé par une queue de dimension phénoménale, garni d’une laine commune, ce pauvre animal n’aurait pour lui que sa fécondité si son appendice caudal n’y était trop souvent un obstacle. »

 

La présence des barbarins aux concours régionaux se fait discrète avec la fin du siècle : Arles 1899, Marseille 1912. Leur exposant, Joseph Thérond, d’Aimargues, qui partage aussi les prix au concours départemental de Nîmes de 1905 avec un éleveur de Manduel, présente par ailleurs des moutons « caussinards », et divers croisés : s’agit-il essentiellement d’un engraisseur et négociant ?  

 

Les traités de zootechnie

Sur toute cette période, les auteurs des grands manuels « nationaux » sont beaucoup moins loquaces. Chez Lefour, notre animal est décrit comme « vorace, mais robuste ; laine longue et grossière, toison de 5 à 6 kilogrammes ; les brebis donnent souvent deux agneaux et sont bonnes laitières. Cette race s’engraisse bien, elle ne craint ni la pourriture, ni le flux de sang. » (Lefour, 1865) : cette résistance au « pissement de sang » (s’agit-il d’une vraie piroplasmose ?) est reprise par tous les auteurs de l’époque comme déterminante.

 

Ces troupeaux sont littoraux, « sur les points où le mérinos ne se plait pas et réussit peu » (Gayot, 1867) ; ils ne transhument pas, malgré quelques tentatives semble-t-il en Provence, et ne se mélangent pas aux transhumants « caussenards », population elle aussi bien identifiée depuis les concours itinérants des années 1870.

Mais sa résistance aux maladies n’est pas le seul atout : « la race barbarine compte parmi les meilleures comme race de boucherie, en ce sens qu’elle fournit une viande de bonne qualité … la queue donne un mets assez délicat chez l’agneau, mais trop gras chez l’animal adulte, ce qui fait qu’on n’entretient pas de moutons, mais seulement des mères, dont les produits mâles sont abattus de bonne heure (alors que les troupeaux caussenards voisins sont composés pour environ moitié de mâles castrés, ndlr) …  Elle est en outre très féconde, car la plupart des gestations sont doubles, et la brebis donne annuellement 3 francs de fromage » (Gayot, idem).

 

La barbarine est reconnue bonne laitière ; et, avec la fin du siècle, cette qualité va primer sur celle de la viande, probablement devenue trop grasse pour l’époque : Gossin, vers 1860, évoque « des animaux plus grands,(que les languedociens locaux, ndlr), issus de croisements avec des béliers de Tunis. On les reconnaît à leur nez busqué et à la largeur de leur queue. Ils résistent mieux à la chaleur que les races indigènes, mais leur viande et leur laine sont de la dernière qualité ».

 

Sanson, pour sa part, observe en 1878 que la barbarine s’est étendue jusque dans la Drôme, l’Isère et la Savoie ; et qu’elle a « acquis des qualités prolifiques et laitières remarquables surtout aux environs d’un petit village du nom de Sahune, dans l’arrondissement de Montélimart (sic)». On sait que cette « race de Sahune » deviendra finalement l’un des rameaux de la Préalpes du Sud … et son origine « barbarine » est encore admise par certains auteurs bien des années plus tard (Levesque, 1944).

 

Encore plus au nord, la tradition attribue une origine « barbarine » à la petite race de Millery, dans les monts du Lyonnais, elle aussi hyper prolifique et laitière (2 litres par jour selon Diffloth, 1923) : « sa queue traîne jusqu’à terre ; cet appendice aide à le reconnaître parmi tant d’autres variétés désordonnées où l’observateur se perd, s’il n’est foncièrement instruit en zootechnie » (Dupont, 1926). Cette population de micro-troupeaux laitiers, signalée dès 1860 (Gossin), et conduite presque en zéro-pâturage, à l’image de sa célèbre voisine la chèvre des Monts d’Or, s’éteindra finalement bien plus tard, non sans avoir fourni en 1934 à Roquefort « quatre jeunes béliers pour l’amélioration de la race laitière du Larzac », emmenés personnellement par Emile Masclet peu avant sa brutale disparition (dans un claque de Marseille, ndlr) …

 

 

Roquefort, enfin

Mais c’est justement en direction de Roquefort que la barbarine va finalement se fondre dans le paysage. Là, les témoignages sont nombreux. Emile Marre, en 1906, la décrit comme appréciée dans la zone méridionale du bassin de production : elle est déjà croisée, mais « la queue présente toujours un élargissement appréciable à son point d’insertion … La tête, les oreilles, les membres sont fréquemment pigmentés de roux. Les brebis barbarines sont très prolifiques et bonnes laitières ; leurs mamelles sont très développées. Sur les plateaux élevés, elles se montrent plus délicates que les Larzac ».

 

Trente ans plus tard, Paul Marres évoque son infiltration par le Lodévois, l’Escandorgue, d’où elle pénètre jusqu’au Larzac ; une coutume qui continuera jusqu’aux années soixante, comme se le rappellent bien des éleveurs contemporains. Quelques villages proches de Saint Affrique sont connus pour leurs « brebis rouges », et de nos jours plusieurs éleveurs laitiers se plaisent à conserver une agnelle née avec des traces de poil roux …

 

La forme originelle à queue grasse a été finalement absorbée : Diffloth (1923) ne traite plus de la barbarine qu’au chapitre « Afrique ». Mais le type, d’un rouge tirant plus ou moins sur le gris, persiste : « le Mouton Barbarin, aux mufle et pattes roux, primitivement à grosse queue graisseuse, constitue, depuis la fin du XVIII ° siècle, le tiers de la population ovine en Languedoc » , notent Harant et Jarry (1967). Même certains transhumants conservent à titre anecdotique quelques « barbarines » pour leur qualité laitière. Une population métissée de caussenard et de barbarin avait reçu le nom de « sommeyrole », de Sommières probablement (Gros, 1934).

 

On peut regretter le peu d’iconographie sur toute cette période : une bonne lithographie d’après le daguerréotype d’un animal présenté au concours régional de Carcassonne en 1859 par M Tempier, à Aimargues (lui et M Latrasse, d’Uchaud, sont les compétiteurs les plus réguliers durant toute l’époque des concours régionaux) montre une brebis lainée et « cravatée », au profil non busqué, mais la queue grasse est difficile à distinguer. Une gravure de l’atlas de Gayot (1867) montre un bélier de « race française barbarine » qui, par rapport à son ancêtre de Caramanie : « n’atteint pas des dimensions aussi grandes ; sa tête est désarmée, sa queue finit plus brusquement, et sa laine ne croît jamais autant ».

 

La naturalisation a donc joué sur les cornes (en France, c’est assez général : seuls les corses et pyrénéens n’ont quasiment jamais désarmé…) ; et sur la queue : « le caractère saillant de la race, le développement caudal, s’atténue sous l’effet du croisement répété (en l’occurrence avec le southdown, ndlr). Il n’y a aucun mal à cela. L’activité vitale se déplace. En se retirant de la queue, il (sic) se reporte dans l’économie entière, et la graisse, qui dans la race pure s’accumulait en excès sur un seul point, se répand uniformément dans toutes les régions, dont elle améliore la viande … » (Gayot, idem)

 

Avec l‘entre deux guerres, notre population « barbarine » languedocienne disparaît des références : les annales du Congrès du Mouton de 1929, puis le bulletin de l’Union Ovine, régulier à partir de cette date, n’en font plus mention …

 

Depuis monseigneur de Saint Simon, sa petite aventure française aura tout de même duré près de deux siècles … Mais un fait est frappant, dans l’histoire, ou plutôt une absence de fait : aucune mention, aucun auteur ne la situent dans le Roussillon, ou les Pyrénées Orientales (1).

 

 

(1) . Pour être honnête, il y a une exception: Girard et Jannin, dans l'ouvrage "le mouton" (1920), situent dans leurs cartes la barbarine plus largement, de Perpignan à Marseille. Mais ces auteurs, plutôt experts des régions du centre et du bassin parisien, ont-ils bien vérifié leurs sources ? Ils confondent, par ailleurs, les transhumants caussenards des garrigues avec la petite population du Pardailhan, objet d’un lancement très politique au début du siècle, mais qui restera confidentielle, et aura disparu depuis bien longtemps lorsque les andorrans amèneront des brebis rouges dans ce même secteur.